[BD]These savage shores (Ram V / Sumit Kumar / Astone) – Chronique par Prosopopus

These savage shores - Chronique BD
Source : https://hicomics.fr

« C’est une contrée indomptée qui vous attend ici. Ni la noblesse ni les Lords n’y ont cours. Sous ces latitudes, les jours sont longs et brûlants. Et les nuits, pleines de crocs. »

Une des plus belles surprises de cette rentrée BD nous vient du très bel album dénommé « These savage shores », d’un trio relativement confidentiel jusqu’ici, composé de Ram V (scénario) Sumit Kumar (dessin) et Vittorio Astone (couleurs). Ce one shot de 148 pages, sorti chez le jeune et dynamique éditeur Hi Comics, connaît un véritable succès puisqu’il est déjà presque partout en rupture. La cause ? Outre la splendide couverture qui attire l’œil, Ram V a signé un coup de maître, en écrivant une œuvre singulière à partir d’une matière somme toute relativement convenue dans les comics : l’affrontement entre démons et morts-vivants. A l’instar d’un George R. R. Martin, il prend plaisir à bousculer le lecteur dans ses certitudes en lui refusant le confort d’un récit tout tracé, le prenant par surprise pour l’emmener en terrain insoupçonné.

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Première originalité : le décor. Les premières pages de l’album plongent le lecteur dans un paysage relativement familier : le Londres du milieu du XVIIIème siècle. On y suit la traque d’un vampire aristocrate menée par une sorte de Van Helsing, puis l’exil forcé du monstre qui cherche à se faire oublier et à recommencer une nouvelle existence par-delà les océans jusqu’aux rives brûlantes de l’Indus. Le renversement géographique bouleverse tout autant le personnage que le lecteur dans leurs habitudes. En effet, on s’attendait à des châteaux en Transylvanie et des cimetières sous la pleine lune, or c’est le faste des palais des Maharadjas et les forêts luxuriantes des côtes de Malabar qui s’étalent sous nos yeux. De même, à la lecture des premières pages, on pouvait s’attendre à suivre les pérégrinations d’un vampire en majesté, à frémir des effets de capes noires flottant autour de jeunes filles effrayées, bref que Ram V déroule tout l’imaginaire gothique bien connu du public. Mais décidemment, le scénariste avait d’autres idées en tête… Sous le soleil accablant de l’Inde, c’est à l’abri de son ombrelle et derrière des verres protecteurs que le lord vampire pose ses yeux de fauve sur ce nouveau monde qu’il rêve à sa merci. Rien de plus dépaysant que ces rivages sauvages.

Deuxième originalité : les personnages. Si le premier chapitre a pour principal protagoniste le vampire européen, avide de planter ses crocs dans des contrées où il se croit sans rival, les chapitres suivants révèlent que s’y tapissent des créatures légendaires bien plus anciennes et plus puissantes que lui. Les forces surnaturelles des deux continents vont s’affronter : vampire contre rakshasa. Et c’est ce dernier – Bashan le rakshasa – dont l’ombre énigmatique hante le début de l’album avant de surgir brutalement, qui se révèle être le véritable personnage principal. Bashan, dont l’origine même est mystérieuse, se plaît à s’inventer des généalogies imaginaires. Tout oppose ces deux créatures mythologiques : mort contre démon, nord contre sud, voire mal contre bien. Mais au-delà de leurs différences, elles ont en partage l’immortalité et une place en déclin dans un monde dont l’homme se fait maître et possesseur. Autour de ces deux êtres gravitent d’intriguants personnages secondaires : Kori la douce danseuse, Zachariah Sturn l’impitoyable chasseur de vampires et Vikram, le jeune prince des Zamorins.

Troisième originalité : la narration. Pour un scénariste, c’est toujours une gageure de creuser les profondeurs de l’âme de ses personnages ou encore de détailler l’arrière-plan historique, sans infliger au lecteur de copieux récitatifs qui alourdissent inévitablement la trame narrative. Pour éclairer le lecteur sans le perdre, Ram V passe par de fréquents échanges épistolaires, procédé cher à Bram Stoker. La narration est ainsi polyphonique : les chapitres s’ouvrent ou s’achèvent avec la voix d’un narrateur différent, qu’il prenne la plume ou décachète une missive. Le scénariste invite donc son lecteur dans l’intimité des protagonistes et lui délivre les informations essentielles sur la guerre du Mysore, peu connue du public, qui sert de toile de fond au récit.

These savage shores
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Il serait injuste et réducteur de laisser croire que l’intrigue se cantonnerait à une succession d’escarmouches entre vampires, rakshasas, chasseurs de vampires, guerriers indous ou colons anglais. Certes, les affrontements sont bien présents : les scènes de combats sont nombreuses et superbes, Sumit Kumar aux crayons n’hésitant pas à sortir du gaufrier de 9 cases pour mieux représenter la vivacité des créatures mythologiques ou encore dépeindre les conséquences terrifiantes de leur pouvoir dévastateur. Mais en dépit de la pagination toujours restreinte d’un one shot, d’autres thèmes sont subtilement esquissés. C’est d’abord celui de la part d’humanité de l’être surnaturel, thème récurrent du comics de super-héros (et de super-vilains, questionnement d’ailleurs déjà présent chez Dracula), ici abordé avec finesse à travers les tourments de Bashan. Le démon qu’est le rakshasa peut-il se fondre parmi les humains, passer d’une créature bestiale et primitive à un être civilisé, renoncer à l’immortalité et s’attacher aux amours fugaces d’ici bas ? Peut-il aller contre sa nature et se cacher derrière le masque figuré sur la couverture de l’album ? Doit-il seulement le faire, au risque qu’en refusant de se dévoiler il ne soit plus à même de défendre son monde et sa bien-aimée contre les périls des intrus ? Le second thème, c’est celui du choc des cultures, de la colonisation, du regard que porte celui qui se croit policé sur le sauvage. Ce sont finalement les appétits cupides de la Compagnie britannique des Indes Orientales qui infligent à une civilisation millénaire les pires saignées, bien davantage que la soif de sang des morts-vivants. A l’affrontement du panthéon gothique et hindou répond donc dans le récit celui des puissances impérialistes et colonisées.

These Savage Shores

Que dire enfin du dessin ? Le trait de Sumit Kumar, superbe et minutieux, joue sur les rythmes en alternant fresques exotiques ou langoureuses et scènes d’affrontements aussi brutales que haletantes. Il est mis en valeur par la palette des couleurs de Vittorio Astone, qui donnent à chaque différent lieu sa tonalité propre. On en sort charmé, avec une grande envie de replonger dans ces rivages inquiétants.

These savage shores - Chronique BD
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Ses précédentes chroniques à retrouver sur le blog :
Aldobrando

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